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Phrases de Vladimir Nabokov
Mon âme était saisie d'une sensation de polychromie, de liberté et de sublimité divines : je savais que j'étais au paradis.
Cette pensée, cette flamme nue de la souffrance, était une pensée sur ma patrie terrestre : pieds nus et misérable, au bord de cette route de montagne, j'attendais les habitants des cieux, charitables et radieux, et le vent, tel un pressentiment du miracle, jouait dans mes cheveux, emplissait les ravins d'une vibration cristalline, agitait les soies fabuleuses des arbres fleurissant entre les rochers le long de la route; de longues herbes s'entortillaient autour de leurs troncs, telles des langues de feu ; de grosses fleurs se détachaient gracieusement des rameaux étincelants et, comme des calices volants, gorgées de soleil à ras bord, elles glissaient dans l'air en gonflant leurs pétales transparents et bombés; leur parfum, humide et sucré, me rappelait tout ce que j'avais connu de plus beau dans ma vie.
Je vis ses yeux profonds, fixes et adamantins sous les arcades impétueuses de ses sourcils. Sur les nervures de ses ailes déployées étincelait une sorte de givre; les ailes étaient grises, d'un gris d'une nuance indescriptible, et chaque plume se terminait par un croissant argenté. Son visage, l'ébauche de ses lèvres qui esquissaient un sourire, de son front droit et pur, me rappelaient des traits que j'avais vus sur terre.
Me dépêchant et me répétant, je ne cessais de balbutier des mots sur des détails, sur une maison qui avait brûlé, où jadis le lustre du soleil sur les lames du parquet se reflétait dans un miroir incliné, je balbutiais des mots à propos de vieux livres et de vieux tilleuls, de bibelots, de mes premiers poèmes dans un cahier d'écolier bleu cobalt, d'un rocher gris recouvert de framboisiers sauvages au milieu d'un champ parsemé de scabieuses et de marguerites, mais je ne pouvais absolument pas dire l'essentiel, je m'embrouillais, je restais sans voix, et je reprenais au début, et dans un bafouillage impuissant je recommençais à parler des pièces de la gentilhommière fraîche et sonore, des tilleuls, de mon premier amour, des bourdons qui dorment sur les scabieuses...
Après avoir enlacé un instant mes épaules de ses ailes gorge-de-pigeon, l'ange proféra un seul mot, et dans sa voix je reconnus toutes les voix que j'avais aimées et qui s'étaient tues. Le mot qu'il prononça était si beau que dans un soupir je fermai les yeux et baissai plus encore la tête. Ce fut comme un parfum et un tintement qui s'écoulèrent dans mes veines, ce fut comme le soleil qui se levait dans mon cerveau, et les vallées innombrables de ma conscience reprirent, répétèrent cette sonorité lumineuse et paradisiaque. Je m'en emplis ; elle battais dans mes tempes en un réseau subtil, elle tremblait comme l'humidité sur mes cils, elle soufflait en un froid délicieux à travers mes cheveux, elle baignait mon coeur d'une chaleur divine.
Mon Dieu! L'aube hivernale verdit à la fenêtre, et je ne me souviens pas de ce que j'ai crié...
Toutes les hygiènes connaissent leur hyène.
A l'époque où il faisait ses études au lycée technique, alors qu'il aidait la jeune sur d'un camarade de classe [...] à potasser sa géométrie, il ne l'avait jamais effleurée mais la seule proximité de sa robe de laine suffisait à faire danser et se dissoudre les lignes du papier, puis tout prenait une dimension différente à un rythme crispé et clandestin ; puis il retrouvait, à nouveau, la chaise dure, la lampe et l'écolière en train d'écrire.
Habillée en violet, une fillette de douze ans (il ne se trompait jamais) marchait d'un pas rapide et décidé sur des patins à roulettes qui ne roulaient pas mais écrasaient le gravier quand elle les soulevait et les laissait retomber en faisant de petits pas japonais ; elle se rapprochait de son banc dans le hasard changeant des rayons de soleil. Par la suite (aussi longtemps que dura cette suite), il lui sembla qu'immédiatement, à cet instant précis, il l'avait jaugée de la tête aux pieds : la vitalité de ses boucles rousses (égalisées récemment), le rayonnement de ses grands yeux un peu vides qui faisaient vaguement penser à des groseilles translucides ; son teint chaud et enjoué ; sa bouche rose, légèrement ouverte, si bien que deux grandes dents de devant reposaient à peine sur la protubérance de la lèvre inférieure ; la teinte estivale de ses bras nus avec son duvet soyeux de renarde courant sur les avant-bras ; la douceur vague de sa poitrine encore étroite mais déjà plus vraiment plate ; les petits plissements et les tendres cavités de sa jupe courte, la finesse et l'ardeur de ses jambes insouciantes ; les lanières brutes des patins à roulettes.
Il fut accueilli par une grande dame pâle, large de hanches, avec une verrue glabre placée près de l'une des narines de son nez bulbeux : l'un de ces visages que l'on décrit sans être capable de dire quoi que ce soit des lèvres ou des yeux car le fait même de les mentionner apparaît comme une contradiction involontaire de leur totale insignifiance.
la tasse de thé qu'elle lui versa elle ajouta une touche délicate d'intimité ; dans les récits fortement détaillés de ses diverses indispositions elle réussit à infuser tant de romantisme qu'il put à peine résister à la tentation de lui demander quelque chose de grossier.
Avec un bref mugissement destiné à simuler la tendresse il posa un bécot sur son front, qui était aussi froid que du fromage blanc.
Nous ne devrions jamais perdre de vue que toute oeuvre d'art est, toujours, création d'un monde nouveau, en sorte que la première chose à faire est d'étudier ce monde nouveau d'aussi près que possible, en l'abordant comme quelque chose de flambant neuf, n'ayant aucun lien évident avec les mondes que nous connaissons déjà. Et lorsque ce nouveau monde aura été étudié de près, et seulement alors nous examinerons ses liens avec d'autres mondes, d'autres branches du savoir.
L'art d'écrire est un art très futile s'il n'implique pas avant tout l'art de voir le monde comme un potentiel de fiction. Le matériau de ce monde peut être bien réel (pour autant qu'il y ait une réalité), mais n'existe aucunement en tant qu'intégralité acceptée comme telle : c'est un chaos, et à ce chaos l'auteur dit : « Va ! » et le monde vacille et entre en fusion. Et voilà que se recombinent non seulement ses éléments visibles et superficiels, mais ses atomes mêmes. L'écrivain est le premier homme à en dresser la carte et à donner des noms aux objets naturels qu'il contient. Ces baies-là sont comestibles. Cette créature mouchetée qui a bondi sur mon chemin peut être domestiquée. Ce lac entre les arbres s'appellera le lac d'Opale, ou, plus artistiquement, le lac Lavasse. Cette brume est une montagne et cette montagne doit être conquise. Le grand artiste gravit une pente vierge et, arrivé au sommet, au détour d'une corniche battue par les vents, qui croyez-vous qu'il rencontre ? Le lecteur haletant et heureux. Tous deux tombent spontanément dans les bras l'un de l'autre et demeurent unis à jamais si le livre vit à jamais.
Le livre traite de l'adultère et il contient des situations et des allusions qui ont choqué le régime prude et philistin de Napoléon III. Le roman a même été cité en justice pour obscénité. Imaginez un peu cela. Comme si l'oeuvre d'un artiste pouvait jamais être obscène. Je suis heureux de vous dire que Flaubert a gagné son procès.
La bourgeoisie, pour Flaubert, est un état d'esprit, pas un état de finances. Dans une célèbre scène de notre livre, où l'on voit une vieille femme, qui a travaillé dur toute sa vie, recevoir une médaille, pour avoir trimé comme une esclave pour son fermier-patron, sous le regard béat d'un aéropage de bourgeois épanouis, faites-y bien attention, il y a philistinisme des deux côtés, politiciens épanouis et vieille paysanne superstitieuse sont également bourgeois au sens flaubertien du terme.
Jean Cocteau a appelé l'oeuvre «une miniature géante, pleine de mirages, de jardins surimposés, de parties jouées entre l'espace et le temps».
Proust est un prisme. Son seul objet est de réfracter, et, par réfraction, de recréer rétrospectivement un monde. Ce monde lui-même, les habitants de ce monde, n'ont aucune espèce d'importance historique ou sociale. Il se trouve qu'ils sont ce que les échotiers appellent des représentants du Tout-Paris, des messieurs et des dames qui ne font rien, de riches oisifs. Les seules professions que l'on nous montre en action, ou à travers leurs résultats, relèvent de l'art ou de l'érudition. Les créatures prismatiques de Proust n'ont pas d'emploi, leur emploi est d'amuser l'auteur. Elles sont aussi libres de s'adonner au plaisir et à la conversation que ces légendaires personnages de l'antiquité que nous nous représentons si clairement allongés autour de tables chargées de fruits, ou foulant des sols décorés tout en échangeant de hautes théories, mais que nous ne nous représentons jamais à la comptabilité ou dans un chantier naval.
Chez les romanciers qui l'ont précédé, il y avait une distinction très nette entre passage descriptif et partie dialoguée : un passage de nature descriptive, puis l'on passe à la conversation, et ainsi de suite. Notez qu'il s'agit là d'une méthode encore en usage aujourd'hui dans la littérature conventionnelle, la littérature de série B et de série C, qu'on sert en bouteilles, et une littérature non côtée qu'on débite à pleins seaux. Mais, chez Proust, conversations et descriptions s'entremêlent, créant une nouvelle unité où fleur et feuilles et insecte appartiennent à un seul et même arbre en fleurs.
La couleur d'un credo, d'une cravate, des yeux, des pensées, des manières, des propos, est assurée de rencontrer quelque part dans le temps ou dans l'espace l'hostilité fatale d'une populace qui hait cette teinte particulière. Et plus l'individu est brillant, plus il est près du bûcher. Etranger rime toujours avec danger. Le doux prophète, l'enchanteur dans sa grotte, l'artiste révolté, l'écolier différent des autres, tous partagent le même péril sacré. Et cela étant, bénissons-les, bénissons les dissidents, car dans l'évolution naturelle des choses le singe ne serait peut-être jamais devenu un homme si un dissident n'était pas apparu dans la famille. Quiconque dans l'esprit est assez fier pour ne pas se développer suivant un shéma invariable, a, en secret, une bombe derrière la tête ; et je vous propose, histoire de s'amuser un peu, de prendre cette bombe, et de la laisser tomber soigneusement sur la cité modèle du bon sens. Dans la brillante lumière de l'explosion qui s'ensuivra apparaîtront nombre de choses ; nos sens les plus rares supplanteront un bref instant le sens vulgaire dominant, qui tord le cou de Sinbad durant le match de catch entre le moi adopté et le moi profond. Je mélange allègrement les métaphores, car c'est exactement ce pour quoi elles sont faites lorsqu'elles suivent le cours de leurs secrètes correspondances, ce qui, du point de vue d'un écrivain, est le premier résultat positif de la déroute du bon sens.
Je me souviens d'un dessin où l'on voyait un ramoneur, qui tombait du toit d'un haut immeuble, remarquer en passant une faute d'orthographe sur une enseigne et se demander, tout en poursuivant sa chute, pourquoi personne n'avait pensé à la corriger. En un sens, nous faisons tous le même plongeon mortel, du haut de l'étage supérieur de notre naissance jusqu'aux dalles plates du cimetière, et en compagnie d'une immortelle Alice au pays des merveilles, nous nous étonnons de ce que nous voyons défiler sur les murs. Cette capacité de s'étonner devant des petites choses en dépit du péril imminent, ces à-côtés de l'esprit, ces notes au bas des pages du livre de la vie, constituent les formes les plus hautes de la conscience, et c'est dans cet état d'esprit naïvement spéculatif, si différent du bon sens et de sa logique, que nous savons que le monde est bon. Dans ce monde divinement absurde de l'esprit, les symboles mathématiques ne prospèrent pas. Leur mécanisme, quelque bien huilés qu'en soient les rouages, avec quelque application qu'ils singent les circonvolutions de nos rêves et les quanta de nos associations d'idées, ne peuvent jamais exprimer réellement ce qui est si profondément étranger à leur nature, considérant que rien n'enchante davantage un esprit créateur que d'accorder à un détail apparemment incongru la suprématie sur une généralisation apparemment dominante. De l'instant où l'on éjecte le bon sens en même temps que sa machine à calculer, les chiffres cessent de troubler l'esprit. Les statistiques retroussent leurs jupons et s'enfuient à toutes jambes.
Les fous ne sont fous que parce qu'ils ont profondément et imprudemment démantelé un monde familier, mais n'ont pas le pouvoir ou ont perdu le pouvoir d'en créer un nouveau aussi harmonieux que l'ancien. L'artiste, lui, désassemble ce qu'il choisit de désassembler, et, ce faisant, a conscience du fait que quelque chose en lui a conscience du résultat final. Lorsqu'il examine son chef-d'oeuvre terminé, il sait que, malgré l'inconsciente opération mentale qui a accompagné le grand saut créateur, ce résultat final est l'achèvement d'un plan défini, qui était contenu dans le choc initial.
Le passage du stade de dissociation au stade d'association est marqué par une sorte de frisson spirituel qu'on baptise du terme très vague d' inspiration.
Vous commencerez par l'alphabet, les labiales, les linguales, les dentales, les lettres qui bourdonnent, frelon, bourdon et mouche tsé-tsé. Une des voyelles vous fera dire : « Euh ! » Vous vous sentirez mentalement courbatu et endolori après votre première déclinaison de pronoms personnels. Je ne vois pourtant pas d'autre façon d'accéder à Gogol (ou d'ailleurs à n'importe quel autre écrivain russe). Comme toutes les grandes réussites littéraires, son oeuvre est un phénomène de langage et non d'idées.
La Russie de cette époque n'était qu'un immense rêve : les masses dormaient au sens figuré ; les intellectuels, eux, passaient des nuits blanches au sens littéral assis à bavarder ou simplement à méditer jusqu'à cinq heures du matin, puis ils allaient faire un tour. Il était bien vu de se jeter tout habillé sur son lit avant de sombrer das un profond sommeil et de se lever d'un bond. En général, les jeunes filles de Tourguéniev excellent dans l'art de sauter du lit pour plonger dans leur crinoline, s'asperger le visage d'eau froide et se précipiter dans le jardin, aussi fraîches que des roses, vers l'inévitable rendez-vous sous la tonnelle.
Avant d'aller en Allemagne, Roudine avait étudié à l'université de Moscou. Un de ses amis nous parle ainsi de leur jeunesse : « Une demi-douzaine de jeunes gens, une seule et unique chandelle de suif [...], le thé le meilleur marché, de vieux biscuits secs [...], mais nos regards flamboient, nos joues sont empourprées, notre coeur bat [...] et nous parlons de Dieu, de la Vérité, de l'Avenir et l'Humanité, de la Poésie nous disons parfois des sottises, mais qu'importe ! »
Ce que nous voyons dans toutes les nouvelles de Tchekhov, c'est un homme qui trébuche mais s'il trébuche, c'est qu'il regarde les étoiles.
Je recommande vivement de lire aussi souvent que possible les livres de Tchekhov (même dans les traductions qu'ils ont subies) et de rêver au fil de leurs pages, car c'est pour cela qu'ils ont été écrits.
Voici maintenant un premier exemple du système propre à Tchekhov pour évoquer une atmosphère à partir de quelques détails concis de la nature: «La mer était d'une chaude teinte lilas avec un chemin d'or pour la lune.»
Je me sers du terme « bourgeois » au sens où l'entend Flaubert, et non Marx. Pour Flaubert, « bourgeois » qualifie un état d'esprit et non l'état du portefeuille. Un bourgeois est un philistin suffisant, un vulgaire sentencieux. On aura peu de chance de rencontrer un philistin dans une société très primitive, quoique, même là, on puisse certainement trouver des rudiments de philistinisme. Nous pouvons imaginer, par exemple, un cannibale qui préférerait que la tête humaine qu'il mange soit colorée avec art, tout comme le philistin américain préfère ses oranges orange, son saumon rose et son whisky jaune. Mais en général, le philistinisme présume un état de civilisation avancé dans lequel, au cours de siècles, certains traditions se sont accumulées au point d'empester.
Le philistinisme sous-entend non seulement un ensemble d'idées préconçues mais aussi l'emploi d'expressions toutes faites, de clichés, de banalités exprimés par des mots usés. Le vrai philistin n'a rien d'autre à offrir que ces idées banales dont il est fait. Cela dit, il faut bien admettre qu'une part de clichés existe en chacun de nous. Dans la vie de tous les jours, nous utilisons souvent des mots non en tant que mots mais en tant que symboles, monnaie d'échange, formules acceptées. Cela ne veut pas dire que nous soyons tous des philistins, mais que nous devrions veiller à ne pas tomber dans cet automatisme qui consiste à échanger des platitudes.
Le philistin aime éblouir; il aime être ébloui, voilà ce qui explique qu'il crée et que se crée autour de lui un monde de mensonge et de tromperie.
L'authentique, l'innocent, le bon, n'est jamais pochlost. On peut affirmer qu'un homme simple et non civilisé est rarement, sinon jamais, un pochlost, car le « pochlisme » sous-entend le vernis de la civilisation.
La Russie d'aujourd'hui, pays d'honnêtes abrutis, d'esclaves souriants et de tyrans impassibles, a cessé de remarquer le « pochlisme » de son propre cru, mélange de despotisme et de pseudo-culture ; autrefois, un Gogol, un Tolstoï, un Tchekhov en quête d'une vérité simple distinguaient sans peine le côté vulgaire des choses et n'étaient pas dupes des systèmes frelatés de pseudo-pensée. Mais on trouve des « pochlistes » partout, dans tous les pays, en Amérique aussi bien qu'en Europe d'ailleurs, le « pochlisme » est plus courant en Europe qu'aux États-Unis, malgré la publicité américaine.
Mon âme romanesque devenait moite et frissonnante à l'idée que je puisse être mêlé à quelque avanie scandaleuse.
Pour des raisons optiques et animales, l'amour sexuel est moins transparent que beaucoup d'autres choses nettement plus compliquées.
L'imagination n'est fertile que lorsqu'elle est futile.
D'autres auteurs d'aphorismes
Victor Hugo
Albert Einstein
La moralité n'est que l'attitude que nous prenons vis à vis des gens qui ne nous plaisent pas.
Oscar Wilde